Dans la salle de réunion de la Kasbah, Nadir faisait face au gouverneur Qaïs et au vieil homme qui discutait avec lui lors de la réception d’il y a quelques jours.

« Cher Wali, merci de vous être rendu disponible pour cet entretien. Je vous présente Cheikh Fayssal, de la tribu des Ibnou Bir.
— Merci de votre invitation, Gouverneur. Mes respects, Cheikh Fayssal, que la paix soit sur vous.
— Et sur vous, Wali. »

La présence de Cheikh Fayssal étonna Nadir, qui pensait que cet entretien allait se tenir en tête-à-tête, sans membre influent d’une des deux tribus, afin de ne pas biaiser son exposé.

« Gouverneur, j’avais imaginé que notre entretien se déroulerait sans la présence d’autres personnes.
— Effectivement, Wali, c’est ce qui était prévu, mais Cheikh Fayssal m’a fait part de quelques inquiétudes, et certaines d’entre elles vous concernent. »

Le gouverneur était vraisemblablement gêné, comme s’il n’avait pas eu le choix que d’inviter le porte-parole des Ibnou Bir. Nadir afficha une mine fermée, en attendant ce qui allait être dit. Cheikh Fayssal prit alors la parole.

« Wali Nadir, veuillez m’excuser de m’incruster dans votre entretien, je sais que cela est malvenu. Cependant, je me suis dit qu’il valait mieux en discuter en présence du Gouverneur, qui sera mieux à même de trancher.
— Vraiment ? Je ne vois aucune matière à trancher pourtant.
— Je pense que si. Il y a un certain sujet qui inquiète ma tribu.
— Vous auriez tout aussi bien pu m’en parler lors de ma visite de ce matin dans vos mines de cuivre, rétorqua Nadir d’un ton calme. »

Le Cheikh des Ibnou Bir garda le silence un moment, et afficha un léger sourire, comme pour montrer qu’il comptait de toute façon porter l’affaire en public. Il reprit la conversation :

« En tant que porte-parole de ma tribu, je me permets de faire remarquer que votre proximité avec la tribu des Ibnou Saïd nous pousse à nous interroger.
— Et quelles seraient ces interrogations, Cheikh Fayssal ? répondit rapidement Nadir, sans montrer un quelconque malaise.
— Eh bien, continua Cheikh Fayssal, vous êtes le fils de l’Emir et un Wali de l’Emirat, nous craignons que votre position et votre pouvoir ne viennent perturber l’équilibre des tribus au sein de Hiwar, et plus particulièrement, nous craignons que cette perturbation soit à notre désavantage. »

Sans sourciller, Nadir se tut un instant. Il se doutait que ses allées et venues au Majlis, et sa première visite à la palmeraie des Ibnou Saïd, allaient forcément générer quelques remous dans la bonne société de Hiwar. Il ne pensait pas qu’ils arriveraient si vite, néanmoins.

« Cher Cheikh, je vous assure que je n’effectue aucun traitement de faveur envers une quelconque tribu. Je ne suis pas ici pour perturber quoi que ce soit. Je suis simplement chargé d’une mission, si vous voulez tout savoir, et il se trouve que les Ibnou Saïd peuvent m’aider dans celle-ci.
— Puis-je vous demander en quoi ils seraient plus aptes à vous aider que nous ? Serait-ce simplement à cause du Majlis ? »

« Nous y voilà », pensa Nadir.

« Exactement, Cheikh, à ma connaissance, le Majlis est une de leur propriété, et ma mission nécessite de m’y rendre régulièrement.
— Dans quel but ? osa demander le Cheikh.
— Cela est mon affaire, Cheikh Fayssal, et vous comprendrez que je ne puisse pas divulguer les détails d’une mission secrète, répondit Nadir d’un ton ferme mais respectueux.
— Je vois, Wali. Permettez-moi de vous informer que le Majlis n’est pas historiquement la propriété exclusive des Ibnou Saïd. En vérité, nous avons longtemps partagé la propriété avec eux. »

Voilà une information à laquelle Nadir ne s’attendait pas. Il prit une mine de circonstance, comme s’il en avait déjà été informé, mais il pensait qu’il avait momentanément trahi son étonnement. Il fallait reprendre le dessus de la conversation, et ne pas se laisser déstabiliser.

« J’entends bien, Cheikh Fayssal, mais il se trouve qu’actuellement, la tenue de ce Majlis n’est plus de votre ressort.
— Quand bien même, nous gardons un droit historique sur cet endroit, et nous comptons bien en faire usage. »

Était-ce une menace de lui interdire l’accès ? Nadir ne le pensait pas, aucun notable n’était suffisamment inconscient pour se mettre en froid avec le fils de l’Émir.

« Dites-moi, reprit Nadir, est-ce simplement parce que je m’intéresse au contenu de ce Majlis que vous vous êtes soudainement souvenu de votre droit sur cette bibliothèque ? »

La question eut l’effet escompté. Nadir vit le visage du Cheikh s’empourprer. Le gouverneur, voyant que la conversation prenait une tournure indésirable, intervint :

« Voyons, Wali, vous ne pensez pas à ce que vous dites !
— J’ai simplement posé une question, Gouverneur, et j’attends si possible une réponse de la part de votre invité.
— Je n’ai rien à vous répondre, Wali, répondit le Cheikh d’une voix empreinte d’une sourde colère. Vos insinuations ne sont pas dignes d’un représentant de l’Emirat.
— Et vos questions sont encore moins dignes d’un porte-parole d’une tribu respectable de Hiwar, rétorqua Nadir. Je n’ai pas à me justifier de mes allées et venues au sein de Hiwar, et je visiterai le Majlis comme bon me semblera ! »

La discussion commençait à ressembler à une joute verbale incontrôlable, avec un volume sonore croissant. Nadir, voyant que la situation risquait de dégénérer, et sachant que cela pourrait compromettre le bon déroulé de sa visite, tenta de calmer son propos.

« Écoutez, Cheikh Fayssal, je comprends tout à fait votre inquiétude, et je pense que si j’étais à votre place, cela m’inquiéterait aussi. Je vous assure qu’il n’y aura aucune conséquence pour votre tribu. Je n’ai besoin de l’accès au Majlis que pour les besoins de ma mission, je n’ai aucun lien particulier avec les Ibnou Saïd, et je laisserai l’état de Hiwar inchangé, tel que vous l’avez connu avant ma venue. Il n’y aura aucune conséquence, mon père l’Emir ne permettrait pas que je m’immisce dans les affaires locales.
— Je l’espère bien, Wali, je l’espère bien. Sur ce, veuillez m’excuser, mais j’ai des affaires urgentes à régler. »

La colère du Cheikh semblait avoir diminué. D’un ton plus calme et plus maîtrisé, il salua le Gouverneur et le Wali, et prit congé.

Le Gouverneur et Nadir restèrent silencieux un moment, après ce vif échange. Le Gouverneur avait une mine inquiète.

« Je sais ce que vous allez dire, Wali, mais Cheikh Fayssal est un membre très important de Hiwar. Je n’ai pas vraiment eu le choix.
— Je peux vous comprendre, Gouverneur, mais vous êtes aussi dans le devoir d’être neutre, comme je m’efforce à l’être, malgré les insinuations qui viennent d’être portées à mon encontre.
— Je m’excuse pour cette déconvenue, Wali, je ne pensais pas que la discussion allait prendre cette tournure. J’espère que cela ne vous a pas décidé à écourter votre séjour ?
— Loin de là, Gouverneur, je ne compte pas me laisser intimider, soyez-en sûr ! Pour ce qui est de notre discussion initiale, je vous propose de la reporter à demain, qu’en dites-vous ? Cela nous permettra d’avoir l’esprit moins perturbé.
— C’est entendu, à demain, Wali ! »

Nadir salua à son tour le Gouverneur, encore gêné, et sortit de la Kasbah. Là, debout devant la bâtisse, il se rendit compte que son voyage prenait une tournure préoccupante. Il devrait achever sa mission plus rapidement que prévu, et ne pas perdre de temps. Lui qui comptait profiter calmement de son séjour…

Il monta sur son cheval, et entreprit de faire un tour dans la médina de Hiwar, pour se changer les idées. Il n’avait que trop peu vu la ville ces derniers temps.

Le soleil était encore haut dans le ciel, et les habitants de Hiwar étaient restés chez eux, à l’abri de la fournaise ambiante. Ils ne sortiraient que dans une heure au minimum. Cela convenait à Nadir. Tous ses jours de sortie, plusieurs personnes l’interpellaient en route. Sans y être farouchement hostile, il les écoutait toujours, mais il n’avait pas ce jour-là l’intention de se laisser retenir par de longues discussions.

Que comptait-il faire pour se départir de la brouille avec Cheikh Fayssal ? Il ne fallait pas que lui, ni sa tribu, ne s’interpose entre lui et le Majlis. Il faudrait peut-être écourter, ou bien espacer ses visites, pour ne pas se faire remarquer, mais ce serait là se soumettre à une vague menace. Pour Nadir, il en était hors de question.

Pour l’heure, il n’y avait pas d’urgence à retourner à la bibliothèque. Lamia lui avait non seulement fourni une copie de la carte très précise, ce qui l’occuperait au moins pour la journée de demain, mais l’avait également aidé à déchiffrer les autres documents, qui étaient pour la plupart assez vieux et peu lisibles. Ils n’avaient rien pu en tirer de ces derniers, sinon un agréable moment en compagnie l’un de l’autre.

Il lui semblait difficile de se priver de sa compagnie, c’était même la première pensée qui lui traversait l’esprit lorsqu’il se rendait à la bibliothèque. La compagnie de Lamia, au milieu des fragrances de jasmin. Il ne devrait pas penser ainsi, il le savait, mais c’était plus fort que lui. Sa gentillesse, son érudition, son sens de l’humour, comment ne pas être séduit par sa présence ?

Il y serait bien retourné, en prétextant être tombé sur une nouvelle piste ou sur un besoin d’explications, mais ce serait exagéré. Jamal devait soupçonner un rapprochement entre Nadir et sa demi-sœur, et des voyages trop fréquents pour la voir le mettrait dans une position problématique. Autant être raisonnable, et y revenir dans deux jours.

De toute façon, Lamia l’avait informé de son indisponibilité aujourd’hui. Apparemment, des affaires personnelles la retiendraient en dehors de son Majlis. Nadir pensait peut-être que, comme l’autre jour, certaines dames sollicitaient sa présence pour des conseils médicaux.

Sur ces pensées, Nadir arriva à la place centrale, à l’endroit même où, quelques jours plus tôt, il avait fait son entrée dans la ville, aux allures de parade triomphale grâce à l’accueil des habitants. Les étals du marché étaient actuellement couverts, et attendaient patiemment le marché du soir et ses nombreux clients, le temps que la chaleur extérieure devienne supportable.

Un silence pesant et lourd prenait place, on croirait le village abandonné, si ce n’était la présence de quelques vieillards réchauffant leurs os à l’ombre d’un palmier ou d’un mur. Pourtant, Nadir croyait entendre un bruit lointain, entre deux souffles brûlants provenant du désert.

En tendant l’oreille, il crut effectivement distinguer quelques voix, comme une clameur rythmée. Nadir leva un sourcil interrogateur. Est-ce que la chaleur troublait son ouïe ?

Curieux, il dirigea son cheval vers la source de ce bruit. Aucun doute, ce n’était pas l’effet de la chaleur, mais bel et bien plusieurs voix parlant à l’unisson. Il n’avait certes pas beaucoup d’oreilles, mais dans ce silence ambiant, il était assez simple de suivre ce bruit.

Il serpenta autour des maisons entourant la place principale et le marché, se perdant dans un petit dédale de maisons en argile. Toujours aucun passant, mais on entendait nettement ce bruit qui se distinguait de plus en plus, et était clairement audible maintenant. C’étaient des voix d’enfants.

Cela étonna davantage Nadir. On donnait encore des cours à des enfants, à cette période de l’année, à cette heure de la journée ?

Il n’était maintenant qu’à quelques maisons de la source de ces voix, il en était certain. Il descendit de cheval, et parcourut à pied le reste du chemin jusqu’à l’origine de ce brouhaha. Le quartier dans lequel il se trouvait était beaucoup plus frais, grâce à un grand jardin ombragé caché au milieu des maisons. De l’autre côté du jardin, il vit une grande construction, comme une maison à deux étages, surplombant les alentours.

Il s’approcha de la bâtisse, en traversant le jardin. Les palmiers protégeaient les quelques plantes au sol de la fournaise, en jouant avec les rayons du soleil. Il était maintenant suffisamment près pour s’apercevoir qu’il s’agissait bien d’une classe d’enfants. Il crût distinguer plusieurs chansons pour enfants, plus criées que chantées à vrai dire, ce qui fit sourire Nadir. La classe devait certainement être une bénédiction pour les parents, puisqu’elle occupait les enfants dans une fraîcheur appréciable grâce à la proximité du jardin, et laissait les parents se reposer tranquillement dans leurs maisons. D’ailleurs, les mères des enfants ne devraient pas tarder à arriver pour récupérer leurs petits.

La curiosité satisfaite, Nadir fit demi-tour vers sa monture, lorsqu’une voix retint son attention. Il s’arrêta net, croyant une nouvelle fois être pris d’hallucination auditive. Il patienta, se retourna vers la bâtisse, et entendit une nouvelle fois cette voix familière.

Avec la plus grande prudence, il s’avança de nouveau vers le mur, et risqua un regard à l’intérieur. Ce n’était vraiment pas correct d’espionner ainsi, mais il voulait en être sûr. Il était heureux que les rues soient vides. Lentement, il scruta l’intérieur de la classe, jusqu’à apercevoir la femme qui faisait chanter les élèves. Nadir eut un choc. Il l’observait comme si elle était une apparition dans un rêve, ou un tour joué par son esprit.

Il ne suffisait donc pas qu’il pense à elle constamment. Lamia se matérialisait également devant ses yeux même lorsqu’il se trouvait bien loin du Majlis.

Il restait ainsi, caché, en train d’observer une scène des plus attendrissantes. Il ne put réprimer un large sourire en voyant la gardienne, toute guillerette, entourée par tous ces enfants riant et chantant à gorge déployée.