Le soleil émergeait à peine de l’horizon, en ce début de matinée de la fin du mois de juin. Les rayons lumineux balayaient le sol déjà asséché autour du Majlis, et lui donnaient une ombre gigantesque.
Assis sur sa monture, le Wali se trouvait à une cinquantaine de coudées de l’entrée. Il vit au loin Jamal qui s’occupait de réparer sa selle de cheval, assis et adossé au mur. Le son des coups sur les étriers lui parvenait de loin, remplissant l’air tiède et silencieux d’un cliquetis métallique régulier.
Nadir espérait que cette journée serait plus productive que sa première visite, quelques jours plus tôt. Au moins, il arrêterait de chercher au hasard maintenant. Son premier indice était assez maigre, mais c’était le seul dont il disposait.
Il dirigea son cheval vers l’entrée de la bibliothèque. À son approche, Jamal se leva rapidement et mit la main sur le pommeau de son épée par réflexe, avant de reconnaître le Wali.
« Ah c’est vous Wali ? Mes salutations, comment allez-vous ?
— Très bien, mes salutations à vous également, Cheikh Jamal.
— J’ai entendu dire que vous aviez visité notre palmeraie hier. Un bel endroit, n’est-ce pas ?
— Effectivement, Cheikh, effectivement, vous pouvez être fier de votre tribu ! J’y ai également vu une… »
Nadir faillit évoquer la stèle par mégarde, pris dans le fil de la conversation.
« Une quoi ?
— Euh… une magnifique noria, j’en ai rarement vu d’aussi complexes et efficaces, en tout cas en ce qui concerne les provinces n’appartenant pas à la sphère de la capitale.
— Ah ça ? Oui, notre tribu a mis à profit les subventions de l’Émirat pour s’octroyer les services des meilleurs savants dans le domaine de l’irrigation. Mais je suppose que mes oncles vous ont informé en détail sur le sujet ?
— Bien sûr, Cheikh ! »
Le Wali écourta la discussion pour éviter de se trouver une nouvelle fois en position de difficulté.
« Est-ce que Lalla Lamia est présente ?
— Bien sûr, je vous conduis à elle. »
Ils entrèrent dans le bâtiment et se dirigèrent tout droit vers la cour. Toujours cette persistante odeur complexe de jasmin et de bigarades, dont on ne pouvait se lasser. Nadir nota mentalement de ne pas oublier d’apporter à Qurtuba un échantillon de ces senteurs : elles étaient forcément d’une espèce spécifique, puisqu’à son souvenir, il n’avait jamais senti pareille odeur de jasmin.
Nadir et Jamal se trouvèrent au milieu de la cour et tournèrent leurs têtes en direction de l’allée circulaire et des chambres au-delà, sans apercevoir Lamia.
« Elle doit sûrement être dans l’une de ces chambres, remarqua Jamal. Je ne préfère pas l’appeler à haute voix, l’écho lui fait toujours peur, et je ne sais jamais où est-ce qu’elle se calfeutre. »
Nadir réprima un sourire en imaginant la situation.
« Wali, je vous propose que nous nous partagions l’allée centrale afin de la trouver. Nous parcourrons l’allée centrale depuis l’entrée, chacun d’un côté, pour regarder dans les chambres. »
Le Wali était un peu étonné de la proposition.
« Vous savez, Cheikh, cela ne presse pas à la minute, je peux attendre.
— Non, il n’y a pas de raison, Wali. Lamia peut avoir l’esprit absorbé par un parchemin pendant des heures, vous risquez d’attendre longtemps ! Cela sera vite réglé, vous verrez !
— Bon, si vous le dites. »
Jamal et Nadir partirent chacun en direction d’une des deux extrémités de l’allée circulaire. Nadir commença son inspection des différentes chambres attenantes à l’allée. Il n’y avait aucun signe de vie dans les trois premières chambres, seulement des quantités de coffres et de meubles.
Il commença l’inspection de la quatrième. Toujours rien. Il s’apprêtait à inspecter la chambre suivante lorsqu’il aperçut un mouvement dans le reflet d’un des miroirs au fond de la salle, donnant sur un petit vestibule caché des regards. Le reflet montrait Lamia, sans voile, sa longue chevelure déployée presque jusqu’au sol.
Sans mot dire, abasourdi, Nadir fixait de ses yeux incrédules l’image de Lamia dans le miroir, en train de démêler et brosser ses cheveux avec un peigne en ivoire. Il n’aurait su estimer le temps qu’il resta ainsi, complètement absorbé par cette vision, oubliant honteusement de baisser le regard. Était-ce la petite taille de la gardienne qui faisait paraître plus longs ses cheveux, ou bien était-ce effectivement la plus longue chevelure qu’il lui ait été donné de voir ?
Il n’avait pas souvent vu de femmes sans voile, hormis les femmes de sa famille qui n’étaient pas tenues de le porter devant lui, mais il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu une telle crinière.
Nadir se reprit et put enfin prendre conscience de son péché. Il baissa immédiatement le regard, se maudissant d’avoir eu une telle attitude. En agissant ainsi, il avait manqué de respect à l’intimité de Lamia et à son honneur.
Pourquoi diable avait-il écouté Jamal ? Il n’était pas au courant que sa sœur ne passait pas tout son temps à lire, mais aussi à se détendre, et à l’occasion, à se coiffer ou à se reposer ? Une chose rassurait néanmoins le Wali : Lamia ne semblait pas avoir remarqué sa présence.
Il se retira de l’entrée de la chambre et marcha un peu, encore perturbé par l’incident. Il fallait attirer l’attention de Lamia pour lui parler, sans l’interpeller directement dans sa chambre. Elle aurait pu soupçonner ce qui s’était passé. Comment lui indiquer sa présence sans se montrer ?
Nadir vit un bol en cuivre sur une petite table en bois d’une certaine hauteur, près du mur extérieur de la chambre. Cela devrait être suffisant.
Il fit tomber le bol en cuivre et, comme prévu, un grand bruit sonore se réverbéra dans toute l’allée.
« Qu’est-ce que tu as fait tomber, Jamal ? s’exclama Lamia depuis la chambre.
— Hem… Non, Lalla Lamia, c’est moi, le Wali. Désolé d’avoir fait tomber ce bol. Je vous cherchais. »
Il entendit un grand remue-ménage dans la chambre, comme si le Wali avait surpris un voleur.
« J’arrive, Wali, j’arrive. »
Nadir attendit Lamia, qui semblait être prise de frénésie au vu du son provenant du vestibule. Entre-temps, il vit Jamal qui avait déjà fait le tour de la deuxième moitié de l’allée et s’apprêtait à le rejoindre.
« Elle était ici, Cheikh Jamal.
— Bon, eh bien voilà, c’était rapide du coup. Je vous laisse discuter alors. »
Jamal alla s’asseoir sur le rebord de la fontaine, avec en vue l’entrée de la chambre de Lamia où attendait Nadir.
Nadir avait failli dire à Jamal qu’il aurait mieux valu s’en tenir à sa première idée et attendre que Lamia termine ce qu’elle avait à faire, mais il se tut : Jamal aurait pu deviner que le Wali avait surpris sa sœur dans son intimité.
Cela aurait pu être une situation très embarrassante pour lui, et il aurait été possible que l’accès à la bibliothèque lui soit restreint, ou plus exactement que lui soit restreinte toute proximité avec la gardienne. L’honneur et la réputation d’une femme passaient avant tout, et même avant le titre de Wali.
Il ne pouvait se permettre de se priver des lumières et de l’aide de Lamia, d’autant qu’il était forcé de s’admettre à lui-même que les visites au Majlis seraient moins enthousiasmantes sans la présence de la gardienne.
« Que la paix soit sur vous, Wali. »
Lamia apparut enfin, parfaitement voilée et visible.
Nadir se demandait comment elle pouvait dissimuler une telle quantité de cheveux d’une manière aussi efficace.
« Et sur vous, Lalla Lamia. Désolé de ma visite à l’improviste, j’ai de nouveaux éléments et j’aurais besoin de votre aide.
— Il n’y a pas de problème, Wali. Ce sont les aléas d’une mission d’importance telle que la vôtre. En quoi puis-je vous être utile ? »
Nadir garda le silence un moment. Toute cette situation lui avait fait oublier de se préparer à présenter sa requête sans trop en dire. Il n’arrivait pas à se débarrasser de l’image de Lamia dévoilée.
Voyant que son interlocuteur la fixait en silence, Lamia réitéra sa question, les sourcils légèrement froncés d’inquiétude.
« Wali, comment puis-je vous aider ? Est-ce que vous allez bien ? Vous m’avez l’air assez pâle.
— Non, non, Lalla Lamia, rien de grave, j’ai juste un peu mal dormi cette nuit, ça devrait passer. »
Il reprit ses esprits et continua :
« Alors oui, en ce qui concerne ma venue, je souhaitais me renseigner sur d’éventuelles archives de Hiwar, est-ce qu’il y en a ?
— Hum, oui, je crois en avoir classé il y a de cela quelques mois. Il y en avait très peu, la ville de Hiwar, comme vous le savez, n’était pas aussi développée, et les archivistes de l’Émirat n’étaient pas très intéressés par la ville. De ce que je me souviens, il y avait des notes intéressantes sur certaines reliques.
— Des reliques, vous dites ? interrogea Nadir, les yeux brillants d’espoir.
— Je ne saurais vous dire précisément lesquelles, mais les parchemins étaient assez vagues sur le sujet.
— Pouvez-vous me les montrer, Lalla ?
— Bien sûr, suivez-moi ! »
Lamia se dirigea vers une étagère quelques mètres plus loin. Nadir la suivait à distance, en remarquant que sa démarche était plus fluide, moins saccadée, même s’il était évident pour un œil averti qu’elle souffrait toujours d’un boitement. C’était étrange, pensa Nadir : il ne lui avait fallu que trois petites rencontres pour s’y habituer et pour presque l’oublier. Ou bien, se demanda Nadir, est-ce qu’elle cherchait à atténuer son handicap en sa présence ?
« Voilà, Wali, toutes les archives que j’ai trouvées sont ici, rangées dans ces tiroirs. Il y a des plans, des notes, et aussi d’autres documents décrivant les reliques dont je vous ai parlé.
— Parfait, merci. Pourriez-vous rester à mes côtés ? J’ai besoin de quelqu’un qui connaît les environs, concernant les plans.
— Évidemment, Wali, je n’ai pas d’impératif pour le moment. »
Nadir commença à ouvrir les tiroirs et en retira les parchemins. Les deux premiers concernaient des plans, comme lui avait indiqué Lamia. Il les parcourut des yeux, devinant vaguement les tracés de la ville et des environs, mais sans en comprendre les détails.
« Lalla, pourriez-vous m’indiquer ce que représente cette carte ?
— Voyons voir… vous permettez ? »
Lamia prit le parchemin des mains du Wali et le posa sur une table disposée contre le mur. Elle étala le parchemin de ses mains, puis observa les tracés avec minutie. Nadir se rapprocha de Lamia, en essayant de voir au-dessus d’elle, tout en laissant une petite distance respectueuse entre eux.
« Rapprochez-vous, Wali, vous ne verrez rien d’où vous vous tenez. »
Il s’avança un peu, sans oser s’approcher davantage.
« Ça ira très bien, Lalla, je peux voir les détails de la carte d’ici.
— Je ne crois pas, Wali. J’ai de très bons yeux et je sens bien que, de votre position, vous ne pourrez pas tout voir. Approchez, je ne vais pas vous mordre. »
L’expression acheva de mettre mal à l’aise Nadir, qui commençait à sérieusement transpirer. Il se rapprocha encore un peu et observa la carte au-dessus de Lamia, qui lui expliquait les tracés.
« Alors ici, Wali, vous voyez les limites de la médina de Hiwar, telle qu’elle a été construite il y a un siècle. Ici et là, vous voyez les parcelles qui l’entourent. Les tribus dominantes de Hiwar, les Ibnou Said et les Ibnou Bir, se partagent l’ensemble de ces parcelles. »
Lamia lui montra du doigt les possessions de chaque tribu. Sur la carte, quelques cercles noirs étaient tracés.
« Et ces cercles, à quoi correspondent-ils ? demanda Nadir.
— Je pense qu’ils correspondent à des ruines, ou à des artefacts, ou tout du moins à des lieux d’intérêt.
— Vous n’avez jamais exploré les environs d’Hiwar pour en être sûre ?
— Je suis une femme, Wali. Quand bien même je suis en sécurité à Hiwar grâce à ma famille, je ne peux pas décemment explorer les parcelles comme bon me semble sans m’attirer des ennuis, ou en attirer à ma tribu. Ce ne sont pas là les affaires d’une femme. À titre personnel, je préfère la quiétude de ma bibliothèque, en sécurité. Et comme vous le constatez, je ne suis pas en état d’explorer à pied ces éventuelles ruines.
— Effectivement, c’est logique, je n’y avais pas pensé, ajouta Nadir, confus. »
Sa question était vraiment maladroite. Toutefois, ce que lui disait la gardienne confirmait ses soupçons : la stèle qu’il avait découverte coïnciderait sûrement avec l’un de ces cercles. Ainsi, les anciens archivistes avaient été bel et bien consciencieux et avaient relevé toutes les reliques de l’Âge Sombre, présentes avant l’établissement de la ville. D’autres stèles étaient donc également présentes, qui n’attendaient que d’être découvertes.
« Lalla, est-ce que vous pourriez me prêter ce parchemin ? Je compte l’étudier de plus près une fois rentré en ville.
— Je suis désolée, Wali, répondit Lalla, je ne peux vous le laisser. C’est un exemplaire unique et je ne pourrais pas le remplacer s’il lui arrivait malheur, quand bien même je suis certaine que vous lui porterez grand soin.
— Ah, je comprends, oui, mais…
— Toutefois, je peux vous en faire une parfaite copie, coupa Lamia en devinant ce qu’il allait dire. Laissez-moi une heure pour en faire une reproduction parfaite que vous pourrez emmener. »
Lamia avait ajouté cette phrase non sans une pointe de fierté, les yeux rieurs. Elle avait donc également développé des talents de cartographe, se dit Nadir. C’était une encyclopédie vivante, mais aussi une femme très talentueuse.
« Je vous remercie grandement, Lalla Lamia, cela serait parfait. »
Il hésita un instant avant d’ajouter, le ton légèrement gêné :
« Y a-t-il une seule chose que vous ne savez pas faire, Lalla ? Vous m’étonnez de jour en jour.
— Merci, vous me flattez, Wali. Il y a bien des choses qui sont hors de ma portée, soyez-en sûr.
— Telles que ?
— Le dessus de l’étagère pour commencer, quand il n’y a pas d’escabeau à disposition. »
Nadir pouffa de rire par réflexe, avant de se reprendre. Il se racla la gorge, s’excusa et répondit tout sourire :
« Voyons, Lalla, ne vous sous-estimez pas, répondit Nadir, amusé. Vous n’êtes pas si petite !
— Soyons honnêtes, Wali. À vos yeux, j’ai l’air presque d’une enfant !
— Pas le moins du monde. J’ai rarement rencontré une femme avec l’esprit aussi élevé que le vôtre, et ce n’est pas là la qualité première d’une enfant. »
Pour la première fois, ce fut au tour de Lamia d’être gênée et d’avoir les joues légèrement rosies, ce qui charma Nadir.