La visite de la grande palmeraie se poursuivait lentement.
Cheikh Faris, accompagné des plus éminents cheikhs de la tribu des Ibnou Saïd, montrait consciencieusement au Wali toutes les améliorations technologiques de la palmeraie. Un système d’irrigation très performant, des norias qui acheminaient l’eau des puits jusqu’au sein des plantations, plusieurs vergers savamment disposés pour profiter à la fois de l’ombrage des palmiers et de l’eau acheminée.
Nadir acquiesçait machinalement de la tête à chaque fois qu’on lui indiquait une nouveauté technique à voir, ou des parcelles de vergers où les fruits mûrs attendaient d’être cueillis. Même s’il appréciait de voir à quel point les plantations de Hiwar étaient florissantes, son esprit était occupé par sa journée de la veille, passée en compagnie de Lamia.
Le cadre, la cour chatoyante de fleurs et de fruits, l’étude des anciens parchemins, tout cela le passionnait plus que ces visites protocolaires. Mais surtout, s’avoua Nadir avec étonnement, il appréciait la présence de Lamia. Elle ne devait pourtant faire aucune différence, il avait une mission au Majlis, et seule la mission comptait. Il n’était pas en recherche d’une personne avec qui converser, et encore moins d’une femme avec qui converser. Mais, il faut bien l’avouer, elle était intrigante, et malgré un caractère affirmé, d’agréable compagnie.
Lamia était la première femme à lui tenir tête dans une discussion, ou même à le congédier l’autre soir, ce qui était encore plus étonnant. Elle avait sa propre opinion, sa propre vision des choses, ses propres priorités, ses propres projets. Elle ne cherchait pas à le séduire, elle ne cherchait pas à avancer sa position ou celle de sa famille, elle cherchait à être elle-même.
À Qurtuba, Nadir était sans nul doute l’homme célibataire le plus convoité, ce qui était tout naturel. Au-delà du fait qu’il n’était pas à plaindre physiquement, étant d’une particulièrement grande taille, bien bâti et ayant visiblement des traits du visage que les demoiselles appréciaient, Nadir comprenait que ces jeunes femmes célibataires entrevoyaient surtout une chance d’être l’épouse de l’héritier du trône de l’Émirat, et par là même d’apporter quelque prestige à leurs familles en se liant à la famille régnante.
Toutefois, lors des entrevues formelles en vue de choisir une fiancée, toutes prenaient garde de ne pas le vexer, de n’avoir aucune opinion propre, d’approuver tout ce qu’il disait, d’être la femme parfaite et obéissante, pour accroître leurs chances d’être choisies. Il n’y en avait aucune qui cherchait à le confronter sur ses idées, ses demandes, ses questions, sa vision du mariage. Aucune n’essayait d’argumenter ou de contre-argumenter, au risque d’être mal vue. En conséquence, toutes les entrevues se terminaient par une fin de non-recevoir.
On disait même que l’Émir et sa femme désespéraient de trouver une épouse à leur fils, qui avait maintenant la réputation d’être un homme exigeant. On murmurait même à la capitale que le fils de l’Émir avait fait vœu de chasteté. À trente-cinq ans passés, c’était un motif d’inquiétude pour le palais, et même pour toute la population de l’Émirat, qui attendait plus que tout l’annonce de son mariage, ou du moins de ses fiançailles. La viabilité et la continuité de la dynastie étaient en question.
Son esprit revint au présent. La visite de la palmeraie était enfin achevée. Nadir salua tous les cheikhs qui l’avaient accompagné, les félicita pour tous les aménagements récents, modernes et ingénieux, et leur souhaita la bénédiction dans leurs prochaines récoltes.
Il repartit en direction du centre-ville de Hiwar, accompagné de Cheikh Faris.
« Au nom de toute ma tribu, je tenais à vous remercier personnellement d’avoir avancé votre visite de notre palmeraie, Wali !
— C’est la moindre des choses, vous m’avez bien aidé jusqu’ici, il était naturel que je rende visite aux possessions de votre tribu en priorité. Votre palmeraie est vraiment un bijou de technologie, ce n’est pas étonnant que vos rendements soient aussi exceptionnels.
— Je vous remercie. D’ailleurs, votre mission a-t-elle bien avancé jusqu’ici ? »
« Fallait-il lui donner des détails ? » pensa Nadir, avant de se répondre à lui-même par la négative. Sa première journée au Majlis n’avait pas été fructueuse, en tout cas en ce qui concernait le document qu’il recherchait. Donner des détails au Cheikh Faris aurait peut-être l’avantage d’obtenir de précieux renseignements, mais il n’était pas prêt à partager certaines informations de sa mission. Il aurait le temps de se raviser si cela s’avérait nécessaire.
En circulant sur le sentier qui traversait la palmeraie, ils passèrent à côté d’une haute stèle gravée, qui retint l’attention de Nadir.
« Qu’est-ce que c’est que ça, Cheikh Faris ?
— Ça ? Il s’agit d’une ancienne pierre dressée.
— Elles ne devaient pas être toutes détruites ? » demanda Nadir, légèrement étonné.
Ces pierres dressées étaient généralement connues pour être des lieux d’adoration des anciennes peuplades ayant habité les contrées de l’Émirat, avant son avènement. Nadir n’en avait jamais vu d’aussi près. Tout ce qu’il savait d’elles provenait des illustrations gardées à la bibliothèque du palais.
« C’est vrai, Wali, mais nous pensons qu’il ne s’agit pas là d’une pierre dressée destinée à être adorée dans les anciens temps. En fait, si vous observez les gravures sur la stèle, vous vous en rendrez compte. Nous pensons qu’il s’agissait plutôt d’un repère, ou d’un ancien système de calcul du temps. »
Nadir comprenait mieux. Il est vrai que dans la frénésie des débuts de l’Émirat, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une idole était détruit sans ménagement. Il fallait abattre les lieux de culte des anciennes croyances. On s’était rendu compte plus tard que certaines statues n’en étaient pas vraiment, et qu’elles avaient d’autres fonctions, mais il était déjà bien trop tard. Seules certaines avaient pu être récupérées pour des études plus approfondies.
Une pareille occasion ne pouvait pas être manquée. Nadir descendit de cheval et alla observer de plus près les gravures. La pierre faisait bien dix pieds de haut, et était recouverte de courbes, de lignes et de croix. En effet, se dit Nadir, il se pourrait bien qu’il s’agisse là d’un système de mesure du temps, ou bien d’une cartographie des constellations.
« Vous voyez, reprit Cheikh Faris, rien qui n’indique un culte quelconque !
— En effet, Cheikh Faris, en effet ! approuva le Wali.
— Au sein de la palmeraie, continua Faris, elle nous est d’une grande aide pour rejoindre le sentier. Sa couleur blanche et sa grande taille restent bien visibles à travers les arbres. Elle sert surtout à ceux qui ne sont pas de la région.
— Est-ce que vous l’avez étudiée de plus près ?
— Pourquoi faire ? Il ne s’agit là que d’une antiquité. Quand bien même les inscriptions serviraient à calculer le temps, nos mizwalas et nos astrolabes sont bien plus efficaces. »
Nadir était quelque peu consterné par le manque de curiosité du Cheikh, qui visiblement n’avait qu’une vision utilitariste des choses. Il s’agissait là d’un témoignage unique du passé, peut-être même un des derniers dans l’Émirat. Il était heureux que la tribu lui trouve une utilité, sinon elle aurait été également détruite pour y planter un énième palmier.
« Pouvons-nous repartir, Wali ? »
Le Cheikh ne semblait pas comprendre l’intérêt du Wali pour cette vieille stèle.
« Oui Cheikh, j’admirais juste quelques inscriptions fort intéressantes. »
Nadir s’apprêtait à remonter sur son cheval, lorsqu’une inscription en bas de la pierre dressée le troubla. Elle était à moitié recouverte de terre et de poussière, mais Nadir reconnut une forme familière.
« Attendez un instant Cheikh, je vérifie juste quelque chose.
— Allez-y Wali, allez-y, faites donc » souffla le Cheikh en trahissant un léger agacement.
Il s’accroupit vers le sol, et épousseta le bas de la pierre. En débarrassant la terre de la pierre blanche, une forme se distinguait nettement. Il écarquilla les yeux de surprise face à la découverte. Il avait bien deviné : une étoile, une étoile à cinq branches !
Que faisait-elle ici, sur cette pierre ? Les gravures de la stèle étaient contemporaines de l’Âge Sombre, comme on appelait la période précédant l’établissement de l’Émirat dans ce pays. Que faisait un symbole de l’Émirat gravé sur cette pierre ? Ou bien l’avait-on gravé sur le tard ? Dans quel but ?
« Cheikh, vous êtes sûr que cette stèle est ancienne ? osa demander le Wali, en affichant à dessein un vague intérêt.
— Bien sûr, Wali ! Aussi loin que je me souvienne, cette stèle a toujours été présente dans la palmeraie. Moi et mes amis jouions près d’elle étant enfants, et mon père ainsi que mon grand-père la connaissaient bien. Pourquoi cette question ?
— Oh pour rien, juste par curiosité. Quelques inscriptions me semblent étranges.
— Ma foi, je n’y connais absolument rien, personne ne s’intéresse de près à cette pierre. »
Nadir jeta un dernier coup d’œil à la pierre, et remonta sur son cheval, afin de poursuivre la route vers la ville. Il venait peut-être de découvrir le premier indice de sa mission. Il savait que la présence de cette étoile était étrange, et qu’elle ne devait pas figurer sur la pierre. On l’avait donc gravée sur le tard.
C’était peut-être une hypothèse hasardeuse, car n’importe qui aurait pu graver cette étoile, mais c’était peu probable. Ce symbole était bien peu répandu. Même si la gravure de l’étoile apparaissait récente par rapport aux autres, elle restait relativement ancienne. Elle avait donc dû être gravée du temps de son père, ou de son grand-père, premier véritable Émir de Qurtuba.
Toutefois, réfléchit Nadir, à cette époque, Hiwar et ses environs étaient loin d’être dans l’opulence actuelle, et il voyait mal un mendiant de Hiwar graver un symbole sacré de l’Émirat au beau milieu de cette palmeraie, qui devait alors être bien moins impressionnante et bien moins organisée. C’était donc un étranger qui avait gravé cette étoile. Nadir ne pouvait penser à personne d’autre que ce fameux diplomate, qui avait ramené le document qu’il cherchait dans cette ville.
« Voilà Wali, je vais maintenant à la Kasbah pour un entretien avec le Gouverneur. Si vous le voulez, vous pouvez m’accompagner, il voudra sûrement savoir ce que vous pensez de nos possessions.
— Merci Cheikh, mais ce serait superflu, répondit Nadir. J’ai déjà un entretien de prévu avec lui dans la semaine, et j’espère avoir fait d’ici là le tour de toutes les infrastructures économiques de la ville pour en discuter avec le Gouverneur de manière plus complète.
— Ah, vous attendez donc toujours de visiter les mines des Ibnou Bir alors ?
— C’est bien ça ! »
Nadir vit un léger froncement de sourcils sur le visage de Faris. Il pensait sûrement que la visite de la palmeraie suffirait à faire oublier celle des possessions de la tribu rivale, ou alors, Cheikh Faris espérait assister à la discussion entre lui et le gouverneur, pour savoir ce que pensait réellement le fils de l’Émir de la palmeraie, au-delà des formules de politesse.
« Bon eh bien, c’est entendu. Je vous reverrai peut-être au Majlis, si vous y êtes. À très bientôt Wali !
— À bientôt Cheikh, et merci encore pour la visite. »
Faris prit la route menant vers la Kasbah, tandis que Nadir restait là à réfléchir. Devait-il se rendre à sa maison, prendre un parchemin, et mettre par écrit ses avancées pour l’envoyer à son père ? Il était peut-être trop tôt pour ça, il n’avait rien de concret pour l’instant, à part la découverte d’un vague indice.
Devait-il se rendre au Majlis, pour en savoir plus sur les archives de Hiwar, et se renseigner sur cette pierre dressée ? Malgré la forte envie de revoir cette bibliothèque, et, s’avoua Nadir avec un certain embarras, de revoir la gardienne des lieux, il valait mieux réfléchir à ce qu’il fallait chercher exactement, avant de parcourir la bibliothèque au hasard. De plus, il fallait prendre garde à ne pas trop attirer l’attention, surtout celle de Jamal.
Comment aborderait-il donc la question, lorsqu’il demandera à voir les archives d’une antiquité, se trouvant dans une parcelle appartenant actuellement aux Ibnou Saïd ? Lamia paraissait détachée des affaires de sa tribu, mais sait-on jamais : son oncle aurait très bien pu lui demander de soutirer des informations au Wali. Toutefois, Nadir refusait d’y croire.
Après quelques minutes de réflexion, il tira sur la bride de son cheval pour retourner à sa demeure. Pas de rédaction de lettre en perspective, mais le calme et la fraîcheur de l’oasis l’aideraient sans doute à y voir plus clair.