Nadir se trouvait devant la porte de la Kasbah, alors que le soleil se couchait à l’horizon.

Il descendit de cheval, et lissa ses vêtements. Malgré son dédain pour les habits de cérémonie, il était le représentant de l’Émir, et en cela il devait faire honneur à ses hôtes. Il était ainsi vêtu d’un long manteau en lin vert, dont les bordures étaient brodées d’argent, sous lequel il portait une longue tunique intérieure beige, et un sirwal de la même couleur. Un turban vert couvrait ses cheveux, un poignard sculpté à sa hanche ainsi qu’une ceinture noire en cuir fin complétaient la tenue de cérémonie.

Nadir se tenait ainsi devant la demeure du Gouverneur, relativement reposé après une courte sieste, nettoyé de la poussière du désert, lavé, sa barbe soigneusement huilée et taillée. Il devait avoir fière allure. Tant mieux, les notables de la ville se sentiraient insultés dans le cas contraire.

Il tendit la bride de son cheval au gardien de la porte de la Kasbah, qui le salua en baissant la tête. Nadir leva les yeux et détailla la structure de la Kasbah. Malgré son aspect rustique, caractéristique des villes moyennes de province, l’architecture de la Kasbah suscitait l’intérêt de Nadir : de hautes murailles recouvertes d’un crépi ocre, des crénelures finement sculptées sur les hauteurs, et une gigantesque porte en bois clouté encadrée de stuc. C’était simple, mais élégant et rustique à la fois.

Un serviteur de la Kasbah s’approcha de Nadir :
— Bienvenue à vous, Wali, le Gouverneur vous attend avec ses invités.

Le serviteur le pria d’avancer. La porte de la Kasbah s’ouvrit en grand, et une grande clameur surgit de l’intérieur. Tous les notables les plus importants de Hiwar devaient être présents, c’était certain. Il traversa la cour centrale, où se trouvait un bassin octogonal en son centre, ainsi qu’une fontaine. Du jasmin grimpant s’étendait sur toute la surface des murs du patio. Il traversa enfin une porte de l’autre côté du patio pour arriver à la salle des invités.

À la vue du Wali, tous les invités se levèrent en tendant leur verre de jus de grenade.
— Bienvenue à vous Wali ! clamèrent-ils tous en chœur.
— Merci à vous, chers notables de Hiwar, cher Gouverneur, pour cette invitation. Je me fais une joie de visiter votre belle ville et j’espère que vous pardonnerez à l’Émirat cette visite tardive.
— Voyons Wali, répondit le Gouverneur Qaïs, nous savons que des affaires urgentes préoccupent l’Émir, et qu’il se démène jour et nuit pour notre sécurité et celle de nos familles. Ne vous en faites pas. Merci d’être venu à cette soirée en votre honneur, prenez place !

Une longue nappe brodée rectangulaire était mise au sol, et recouverte de mets. On y trouvait de l’agneau rôti à la cannelle, des poulets au citron confit et aux amandes, des poissons grillés garnis de coriandre et des bols remplis de graines de grenade. Du pain à la nigelle était disposé devant chaque convive, ainsi que des carafes en cristal remplies d’eau parfumée à la rose, et d’autres de jus de grenade.

Nadir prit place à l’une des extrémités de la nappe, sur un coussin blanc disposé au sol. Le Gouverneur occupait l’autre extrémité, et les notables étaient assis de part et d’autre de la longue file de nourriture.

— Maintenant, mes chers amis, commençons à manger !

Tous attendirent que le Wali déguste la première bouchée. Nadir avait prévu un petit discours pour leur donner des nouvelles de l’Émirat, ou pour expliquer l’absence de son père, mais il était peut-être trop tôt pour ça. Il tendit doucement la main vers une cuisse de poulet, et en dégusta une bouchée. L’instant suivant, tous les convives, jusque-là dégustant tranquillement leur verre avec retenue, se précipitèrent sur les mets. Des éclats de voix et des rires emplirent en un instant la salle, certains n’étaient que trop heureux d’être invités à cette soirée somptueuse, en présence du fils de l’Émir.

Sans un mot, Nadir se prêta au jeu, et commença lui aussi à déguster les différents plats devant lui. La nourriture, quoique moins raffinée que celle du palais de Qurtuba, était goûteuse et succulente, avec laquelle on était vite rassasié. Cependant, pour les gens ordinaires, pensa Nadir, ce genre de festin devait être à peine imaginable.

Son voisin de droite l’interpella :
— Wali, je suis le Cheikh Faris, de la tribu des Ibnou Saïd. Je suis très honoré de vous rencontrer. J’espère que la maison qui a été mise à votre disposition vous convient.
Nadir sourit. Sa question n’aurait pas été sans réponse très longtemps.
— Enchanté Cheikh Faris. Permettez-moi de vous dire que votre maison est vraiment superbe, dans un cadre magnifique. Je connais plusieurs dignitaires de Qurtuba qui auraient été ravis d’avoir une telle résidence.

C’était un petit mensonge, les nobles de Qurtuba auraient à peine posé les yeux sur ce qu’ils auraient considéré comme une habitation sans valeur, mais à la mine réjouie du Cheikh, ce n’était qu’une maigre transgression. Et puis, après tout, quoi de mal à tisser des liens amicaux avec les nobles des environs ?

Quand bien même, Nadir ne s’était pas menti à lui-même tout à l’heure, la simplicité de la maison secondaire du Cheikh et son cadre imposaient un charme discret que n’auront jamais les superbes demeures de la Capitale.

— Mille mercis, Wali. Sachez que j’ai informé le Gouverneur qu’elle est à votre entière disposition.

Nadir faillit lui rétorquer que Qaïs l’en avait déjà informé, mais le Cheikh était bien trop heureux de se vanter de son « offrande ». Autant le laisser faire, il n’avait sûrement pas l’occasion d’étaler sa richesse à un membre de la famille régnante.

— D’ailleurs, Wali, le Gouverneur m’a informé que vous souhaitiez rencontrer la femme qui s’occupe du Majlis. J’avoue que j’ai été aussi étonné que lui de cette demande. Quoi qu’il en soit, il m’a demandé de vous la présenter, étant donné que c’est un membre de ma famille. En fait, il s’agit de ma nièce.

Nadir commença enfin à trouver un intérêt à cette conversation formelle.
— Ah, excellente nouvelle Cheikh Faris ! Est-ce qu’elle est venue à la présente réception ?
— Oui, j’ai fait envoyer un messager au Majlis pour l’inviter. J’ai dû faire vite, étant donné qu’elle ne sort pas beaucoup de cette bibliothèque poussiéreuse. J’ai aussi fait en sorte qu’elle soit présentable pour la soirée, afin de vous rencontrer.

Nadir était gêné. Il souhaitait effectivement la rencontrer ce soir, mais pas au point de bousculer ses habitudes et gêner sa tranquillité. Tel qu’il l’imaginait, c’était une femme qui ne souhaitait pas être bousculée par les contraintes de la vie citadine. Il aurait dû le prévoir.

— Il ne fallait pas qu’elle se donne tout ce mal, cher Cheikh. Je l’aurais rencontrée moi-même le lendemain.
— Ne vous en faites pas Wali, c’était l’occasion pour elle de prendre l’air. Ça me fait de la peine de savoir qu’elle perd sa vie au milieu de tous ces parchemins, alors qu’elle a largement dépassé l’âge d’être mariée et d’avoir des enfants.
— Est-ce que je pourrais donc discuter avec elle ce soir ?
— Bien sûr, dès que nous aurons un moment.

Nadir remercia le Cheikh. Depuis que le Gouverneur Qaïs lui en avait parlé, il s’était demandé à quoi elle pouvait ressembler, mais il se demandait surtout pourquoi elle avait choisi le Majlis comme lieu de retraite, loin de la cité. Il avait hâte d’en parler avec elle de vive voix.

Les discussions allaient bon train dans la salle des invités, et ceux-ci s’étaient réunis en binômes de discussion. Nadir et le Cheikh continuèrent leurs discussions sur d’autres sujets de la vie économique de la ville, tout en continuant de déguster les plats à leur portée. En parcourant des yeux le reste de l’assemblée, Nadir vit le Gouverneur en pleine conversation avec un personnage à la barbe hirsute et au teint presque blafard. Cela interpella Nadir.

— Dites-moi, Cheikh Faris, qui est cet homme avec lequel le Gouverneur discute ?
— Ah lui, c’est le chef officieux de l’autre tribu dominante de Hiwar, les Ibnou Bir. Il est bien trop âgé pour être à la tête de sa tribu, mais il y exerce en son sein une forte influence.

La tête du Cheikh prit soudain un air méfiant, presque méprisant.

— N’y voyez pas une mesquinerie de ma part Wali, et je ne dis pas ça parce que nous avons des différends avec la tribu des Ibnou Bir, mais je vous mets en garde contre cette personne, et contre les Cheikhs des Ibnou Bir de manière générale. Ils sont prêts à tout pour asseoir leur soif de pouvoir et contrôler la ville.
— Merci pour ces informations, Cheikh Faris, j’en prends bonne note, répondit Nadir d’un air vague.

Ces querelles entre tribus étaient sûrement monnaie courante dans les environs, aucune raison d’y attacher une quelconque importance. Nadir n’était pas dupe, tous les notables de la ville voudraient sûrement s’attirer les faveurs de l’envoyé de Qurtuba.

Le Gouverneur se leva soudain, et prit la parole. Tous les invités se turent, et la salle fit silence.
— Cher Wali, j’espère que vous avez apprécié notre belle nourriture et nos boissons, et qu’elles vous ont permis de reprendre des forces après votre long voyage. Permettez-moi de vous inviter, ainsi que tous les Cheikhs ici présents, à faire une pause rafraîchissante en cette chaude nuit d’été, et à visiter les jardins de notre Kasbah, ou tout endroit qu’il vous plaira. Nous reviendrons dans cette salle d’ici une demi-heure pour les desserts.

Le Wali était étonné de cette façon de faire, qui n’avait rien de commun à la Capitale. Il comprit toutefois que la forte chaleur pouvait incommoder les invités, et que la construction de la Kasbah ne disposait pas du système de rafraîchissement du palais de Qurtuba. Il acquiesça donc légèrement de la tête, en direction du Gouverneur, et tous les invités se levèrent.

Chaque Cheikh vint serrer la main du Wali, présenter une nouvelle fois ses respects pour lui et son père, et chacun partit en compagnie d’un autre invité pour converser dans le vaste patio central. Chaque Cheikh avait dû comprendre que le moment était inopportun pour discuter affaires avec le Wali.

La plupart se rapprochèrent de la fontaine pour se rafraîchir. Le Cheikh Faris resta néanmoins dans la salle, en compagnie de Nadir, et l’invita à le suivre dans un couloir adjacent à la salle des invités.

Nadir le suivit, et longea une autre salle d’où on entendait des voix de femmes. Sûrement les compagnes des Cheikhs, ainsi que celle du Gouverneur, qui avaient continué à profiter de leur repas, pensa Nadir.

Le Cheikh Faris et Nadir continuèrent à marcher dans le couloir, jusqu’à apercevoir une servante de la Kasbah accompagnée d’une femme. La femme s’approcha du Cheikh, et le salua en l’étreignant. Nadir comprit qu’il s’agissait de la nièce du Cheikh, et la gardienne du Majlis. Il remarqua un léger boitement dans sa démarche pour aller saluer son oncle, ce qui intrigua Nadir. Elle était aussi d’une taille très petite, si bien qu’il la dominait d’au moins deux têtes, mais lui-même était plus grand que la plupart des hommes.

— Cher Wali, permettez-moi de vous présenter Lamia, ma nièce, la femme que vous recherchiez.

La formule était assez surprenante et osée, ce qui ne manqua pas de faire rougir le Wali.

— Mes hommages Lalla Lamia, répliqua Nadir à la présentation du Cheikh, en essayant de ne pas trahir son embarras. Je souhaitais seulement converser avec la personne qui gérait le Majlis. Je suis venu de Qurtuba en visite officielle dans votre ville, mais aussi en mission dans le Majlis dont vous avez la garde.

Le Cheikh Faris et Lamia se regardèrent en souriant. Lamia s’avança aussitôt vers Nadir.

— Mes salutations à vous, Wali Nadir. Je vous remercie de m’appeler ainsi, mais nul besoin de m’appeler Lalla, cela fait très longtemps que j’ai abandonné tout titre de noblesse, répondit Lamia en souriant.
— Toute femme est noble aux yeux des hommes de sa famille, répliqua Nadir en baissant les yeux.

En les relevant, il crut percevoir une légère gêne dans les yeux de Lamia. Il ne savait pas si elle était gênée ou ravie du compliment. Mais peut-être n’était-ce que mon imagination, pensa Nadir.

— Merci à vous Wali, répondit Lamia, imperturbable. Je suis honorée que vous portiez intérêt au Majlis, celui-ci n’intéresse plus personne dans les environs. Cela m’a tellement intriguée que j’ai bien voulu vous rencontrer.
— Je vous remercie grandement. Sachez que ce n’était pas dans mon intention de perturber vos habitudes, j’ai parlé au Gouverneur du souhait de vous rencontrer sans mesurer les implications pratiques. Je m’en excuse.
— Il n’y a vraiment aucun mal, Wali Nadir. Permettez-moi de vous inviter dès demain matin au Majlis, où nous pourrons discuter de cette mission, et de la façon dont je pourrais vous aider.

Nadir était perplexe. Elle était venue à la réception, et elle ne souhaitait pas en savoir plus sur cette mission ?

Comme si Lamia avait lu dans ses pensées, ou peut-être juste parce qu’elle avait lu sans peine l’air soucieux du Wali, elle continua.

— Veuillez m’excuser à mon tour Wali, mais une des femmes d’un des Cheikhs nécessite mon aide sur un mal qui l’atteint, et pour lequel j’ai bon espoir de l’aider. Cela risque de prendre beaucoup de temps. Je vous retrouve sans faute demain matin au Majlis, je demanderai à mon oncle de vous y conduire.
— Euh… Très bien Lalla Lamia, il n’y a aucun problème, j’attendrai donc demain.

Lamia arbora un large sourire, et remercia Nadir de sa compréhension. Elle s’éclipsa aussitôt pour rejoindre la salle des invités, sûrement pour porter assistance à la femme qu’elle évoqua.

Nadir était vraiment étonné d’être congédié de la sorte, surtout par une femme de noblesse modeste. Il en sourit. Vraiment une femme étrange que cette Lalla Lamia.

Nadir vit Lamia discuter avec son oncle, qui prit un air contrit. Elle l’étreignit une nouvelle fois pour lui dire au revoir, et disparut avec la servante de la Kasbah.

Le Cheikh s’approcha de Nadir.

— Je suis vraiment désolé de la conduite de ma nièce, elle n’est pas habituée aux convenances, et n’a pas compris que votre mission passe avant toute chose.
— Il n’y a aucun mal, répondit Nadir, toujours souriant. Elle a raison, il vaut mieux en parler demain à notre aise, autant aider cette pauvre femme.

Le Cheikh était visiblement soulagé que le Wali n’ait pas pris ombrage de cette « offense ». Lui et Nadir regagnèrent tous les deux la salle des invités, pour la poursuite des festivités, mais Nadir n’arrivait pas à penser à autre chose que son entrevue brève avec Lamia.