Le Wali Nadir s’avançait dans la grande rue d’Hiwar, passant sous l’arche en pierre, qu’on nommait la « Grande Porte » dans les environs.

C’était jour de marché dans la petite capitale de l’Émirat. Les marchands de fruits attiraient toute la population de la ville. On y recherchait des grappes de raisins fraîchement cueillies et des grenades mûres et juteuses à bon prix, malgré un soleil de plomb qui épuisait les hommes et les animaux de somme. Au-delà du marché, avant la palmeraie qui s’étendait jusqu’à l’horizon, les marchands de bestiaux n’étaient pas en reste : chaque famille d’Hiwar s’apprêtait à célébrer dignement la fête de la Victoire, comme chaque famille dans tout l’Émirat.

Nadir était néanmoins étonné de la frénésie qui s’emparait de la ville. Il se remémorait sa dernière visite, lorsqu’il y était venu encore enfant avec son père, l’Émir de Qurtuba. Hiwar était alors une ville pauvre, poussiéreuse et malfamée. Quelques habitants traînaient alors dans les rues, surtout des mendiants à la recherche de la générosité des rares voyageurs qui osaient s’aventurer aussi loin de la capitale.

Lorsque le Wali s’amena aux abords du marché, tout le monde se retourna en sa direction, admirant celui qui montait le pur-sang arabe, à la robe gris perle et à la crinière d’ébène, ainsi que la selle dorée aux motifs arabesques. Ils reconnurent immédiatement le fils de l’Émir. Il n’y avait qu’un Émir, ou un membre de sa famille, qui puisse avoir une monture aussi luxueuse. Plusieurs personnes accoururent immédiatement, délaissant leurs commissions, pour aller présenter leurs respects à Nadir.

– Soyez le bienvenu, ô Wali !
– Merci de nous rendre visite !
– Bienvenue dans notre belle ville !

D’autres personnes vinrent vers lui, et celui-ci se retrouva bientôt encerclé de toute part, avec une marée de mains tendues pour saluer ce noble invité. Nadir essayait tant bien que mal de serrer toutes les mains, mais c’était peine perdue. Il avait appréhendé cette rencontre, ne sachant pas comment la population l’accueillerait. Finalement, il se détendit à la vue de cet accueil plus que chaleureux.

Les femmes, restées à l’écart de la foule au loin, abaissèrent simplement la tête pour le saluer. Nadir le leur rendit, en penchant légèrement la tête, la main sur le cœur.

La foule semblait ne pas se tarir, d’autres personnes sortaient également de leurs maisons. C’était un événement rare, beaucoup trop rare.

– Merci, merci pour votre accueil, vraiment ! Est-ce que…

Il fut interrompu aussitôt par d’autres exclamations de joie.
– Longue vie à l’Émir !
– Vive l’Émirat !

– Merci, merci vraiment…

Voyant qu’il ne pourrait pas se faire entendre dans ce vacarme, Nadir ne put que continuer à saluer les personnes à la chaîne, en attendant la venue du gouverneur. Il sourit aux gens, répondit aux compliments et aux demandes, les remercia encore et encore.

La situation s’attardait, et la foule devenait trop pressante. Au même moment, de l’autre côté de la grande rue, le Gouverneur de la ville d’Hiwar fit enfin son apparition, accompagné de ses propres gardes. À leur vue, la foule commença à se disperser franchement, en saluant le Gouverneur et également une dernière fois le Wali. Tout le monde retourna finalement à ses occupations, mais les conversations étaient bien plus animées au marché.

Le Gouverneur Qaïs était maintenant en face du Wali.

– Bienvenue à vous, Wali, j’espère que vous avez fait bon voyage. Excusez-nous pour ce retard, nous voulions que la ville vous voit en premier, et que sa population vous accueille chaleureusement.
– Mes salutations, Gouverneur Qaïs, dit Nadir en inclinant légèrement la tête. Merci pour cet accueil. Je vous adresse également les salutations de l’Émir. Veuillez excuser son absence, il est en campagne dans les régions de l’Ouest, pour ramener à la raison certaines tribus trop turbulentes.
– Que la paix et la force l’accompagnent ! Nous n’oublions pas, et là je parle au nom de tous les habitants, que c’est grâce à lui que notre ville est si florissante. Le moindre que nous puissions faire est de recevoir son fils avec les honneurs qu’il mérite.

Nadir hocha la tête en remerciement.

– Et maintenant, si vous le voulez bien, laissez-moi vous conduire à votre demeure. Nous y avons préparé tout le nécessaire pour que vous y soyez à votre aise et que vous vous reposiez de ce long voyage.
– Merci, Gouverneur, je vous suis.

Le gouverneur Qaïs et Nadir, ainsi que les gardes du Gouverneur, s’éloignaient peu à peu du marché sur leurs montures pour remonter la rue, jusqu’à la petite colline en surplomb du marché. En passant à travers les habitations avoisinantes, à l’allure de simples masures d’argile mais décorées avec goût, d’autres personnes les saluèrent par leurs fenêtres, ainsi que quelques passants. Qaïs en profita pour se renseigner sur la mission du Wali.

– Cher Wali, j’ai cru comprendre que vous étiez également en mission, d’après le message que l’on m’a fait parvenir. Si vous ne me trouvez pas inconvenant, puis-je vous demander quelle est la nature de cette mission ?
– Il n’y a pas de mal. En fait, votre ville renferme peut-être un trésor que l’on ne trouvera nulle part ailleurs, que ce soit dans toute l’étendue de l’Émirat ou au-delà de nos frontières.

Qaïs écarquilla les yeux de curiosité.

– Vraiment, nulle part ailleurs ? Même à Qurtuba ? Pourtant notre ville est bien modeste, malgré son titre officieux de « Petite Capitale ». Nous sommes connus pour nos fruits délicieux évidemment, ainsi que nos bêtes que tous les nobles convoitent pour leur chair salée et tendre, mais il ne s’agit pas là d’un trésor aux yeux d’un Wali.
– Il y a des trésors perdus ou insoupçonnés, bien loin des regards, répondit laconiquement Nadir.

La formule était mystérieuse. Le gouverneur hésita un moment, puis continua à questionner Nadir.

– Excusez-moi, Wali, mais je peine à comprendre le sens de votre phrase.
– Ne vous excusez pas, répondit en souriant Nadir, je vous expliquerai tout en temps voulu. Dites-moi, Gouverneur Qaïs, est-ce que le Majlis est toujours intact ?

Le Gouverneur s’étonna. Pourquoi le Wali se renseignait-il sur cette vieille bibliothèque, remplie de parchemins aussi vieux qu’inutiles ? C’était là qu’il comptait trouver son « trésor » ?

– Oui, Wali, elle est toujours intacte, répondit simplement Qaïs. Elle est d’ailleurs quasiment abandonnée. Il y avait encore quelques vieillards qui y allaient pour relire d’anciennes histoires sur des parchemins il y a encore quelques années, mais depuis leur décès, personne ne s’en occupe, à part une femme.

Nadir fronça les sourcils, en se retournant vers le Gouverneur.

– Une femme, vous dites ? Ce Majlis n’était-il pas réservé aux hommes ? Pourquoi une femme s’intéresse-t-elle à ces vieux parchemins ?
– Nous n’y voyons aucun mal, Wali. C’est une femme qui s’est détachée de ce bas-monde, qui ne souhaite prendre ni époux ni richesses, mais elle est passionnée par ce Majlis.
– Elle est native d’Hiwar ?
– Oui, elle fait partie de la tribu des Ibnou Saïd, une tribu noble bien implantée dans la région. Nous la connaissons depuis qu’elle est enfant. En vérité, elle est issue d’une branche pauvre de cette tribu, qui est bien près de s’éteindre. Toutefois, elle reste une femme issue de cette tribu, et il était difficile de refuser quelque chose à cette femme, au risque de nous faire quelques ennemis fortunés.

Nadir était perplexe. Le Majlis était désormais un lieu déserté. Toute cette science, toute cette culture, abandonnées aux mains d’une seule femme… Quel énorme gâchis.

– Gouverneur, est-ce que vous pourriez me présenter à cette femme ? J’aimerais converser avec elle.
– Je n’y vois pas d’inconvénient. J’essaierai de vous la présenter dès que possible.
– Merci, Gouverneur.

Le Gouverneur réfléchit rapidement, puis ajouta :
– Il me vient une idée, Wali. Pourquoi ne pas l’inviter au dîner que nous avons organisé en votre honneur, ce soir à la Kasbah ? Je suis sûr qu’elle acceptera, le dîner comptera, parmi les convives, des membres influents de sa tribu.
– Vraiment ? Ma foi, c’est une idée qui me plaît.

Le Gouverneur et le Wali arrivèrent enfin au bout de la grande rue, sur le sommet de la petite colline. Qaïs indiqua du doigt une maison modeste, mais bien plus luxueuse que les habitations de la ville, à l’ombre et au centre d’une petite palmeraie. Quelques arbres fruitiers étaient également présents. Nadir trouvait l’endroit très charmant.

– Voici la maison que nous vous avons réservée, Wali. Veuillez nous excuser, je suis certain que cette habitation vous paraît misérable, au regard de votre rang et du palais de l’Émir dans lequel vous vivez, mais il s’agit là de notre plus belle demeure, en dehors de la Kasbah. Je vous y aurais bien invité, mais hélas les préparatifs du dîner de ce soir vous importuneront. J’ai aussi pensé que vous voudriez un lieu calme, pour vous détendre, visiter les environs en toute tranquillité, et pourquoi pas visiter le Majlis dont vous m’avez parlé.

Le Gouverneur semblait lire dans ses pensées.
– Pour moi c’est parfait, Gouverneur, je vous remercie de cette attention.

Le Gouverneur sourit, content que son invité de marque ne se sente pas offensé.

– Ne vous inquiétez pas, Wali, dans quelques jours, je vous réserverais notre meilleure chambre dans le confort de la Kasbah.
– C’est entendu ! Mais je pense que cette maison m’ira très bien pour mon séjour chez vous.
– Ah oui ? Eh bien elle reste à votre entière disposition, quelle que soit votre décision, répondit le Gouverneur avec un large sourire.

Nadir et Qaïs arrivèrent enfin devant la demeure au milieu des palmiers. Les gardes s’arrêtèrent quelques coudées plus loin, afin de laisser les deux dignitaires converser.

– Donc, je vous attends cette nuit à la Kasbah. J’enverrai mes gardes vous prévenir et vous escorter lorsque la réception sera prête. En attendant, reposez-vous et découvrez votre maison.
– C’est trop d’honneur, Gouverneur. Merci pour tout et à tout à l’heure.
– C’est bien normal. À tout à l’heure, Wali, et encore bienvenue !

Le Gouverneur fit demi-tour, rejoignit ses gardes, et repartit vers la Kasbah.

Nadir se tenait à présent seul, toujours juché sur son cheval. Il en descendit rapidement pour soulager la pauvre bête, qui ne s’était pas reposée depuis des heures. Lui aussi commençait à avoir les jambes engourdies. Il s’étira, et massa ses muscles endoloris tout en faisant quelques pas.

L’endroit était vraiment idyllique. Simple, loin des fastes du palais de Qurtuba, et surtout loin de son tumulte. La maison était parfaitement ombragée, protégée du soleil torride de ce mois de juin, et les palmiers qui l’entouraient apportaient une fraîcheur bienvenue. Si on tendait l’oreille, on pouvait entendre le brouhaha du marché, mais celui-ci était presque inaudible. C’était parfait.

Il revint vers sa monture, et tapota l’encolure de son pur-sang avec un sourire. Un sacré voyage depuis la Capitale. Finalement, cette mission ne serait pas si ennuyeuse qu’il l’avait imaginé. Il pourrait même prendre goût à son séjour ici.

Il tourna la tête pour apprécier l’étendue de l’oasis privée l’entourant. Non loin de la maison, au milieu d’un groupe de palmiers entourant quelques orangers, il trouva un petit canal d’eau ménagé. L’eau devait provenir d’un puits non loin de là.

Nadir prit la bride de son cheval, et l’emmena vers le ruisseau artificiel pour l’abreuver. Il observa la petite orangeraie : les fruits étaient mûrs pour être cueillis. Cette maison était-elle vraiment inhabitée, ou avait-on déplacé quelque notable de la ville pour laisser la place au Wali ? Peut-être même que cette personne avait proposé cette maison au Gouverneur à dessein, pour un retour de faveur prochain ?

Le dîner sera l’occasion d’éclaircir ce point, nota mentalement Nadir. En attendant, il lui tardait de rencontrer cette mystérieuse femme qui gérait à elle seule le Majlis. Une femme seule, sans le sou, issue de la noblesse, s’étant retirée du monde et éprise de lecture d’anciens parchemins, voilà une curieuse combinaison.

Le pur-sang releva la tête, sortant Nadir de ses pensées. Il lui prit de nouveau la bride, et l’amena à travers le jardin pour regagner la maison. Il avait à peine le temps de faire une courte sieste avant de se préparer pour la réception. La journée était loin d’être terminée.