Après avoir terminé la visite du Majlis, Lamia et Nadir allèrent dans l’aile attenante à l’allée circulaire, où se trouvait une salle d’étude. À côté de cette salle se trouvaient plusieurs chambres. Nadir comprit qu’une de ces chambres servait de lieu de vie à Lamia. Autrefois, pensa Nadir, ces chambres devaient servir de gîte aux étudiants venus y étudier, ou aux personnes qui ne pouvaient prendre la route.

Jamal était également dans la salle d’étude, dans un angle de la pièce, en train de lire un parchemin pioché au hasard sur une étagère. Lamia et Nadir, quant à eux, discutaient près du mur.

— Bon, maintenant que vous connaissez un peu mieux le Majlis, pourriez-vous me dire quelle est la nature de votre mission Wali ?
— Je ne peux pas vous en dévoiler les détails, Lalla Lamia, mais je peux vous en donner les grandes lignes. J’espère que vous comprendrez.

Même s’il n’avait aucun doute sur l’intégrité de Lamia, du moins pour l’instant, certains détails de sa mission devaient rester secrets, la prudence était de mise. D’autre part, Jamal était également présent non loin d’eux. Il ne tenait pas à ce que certains propos parviennent à sa tribu, sait-on jamais. Il doutait néanmoins qu’un homme d’honneur comme Jamal se livre à de telles activités d’espionnage.

— C’est bien normal, reprit Lamia. Je suppose que vous êtes à la recherche d’un document officiel, ou quelque chose de ce genre ?
— C’est bien ça. Il y a un document qui pourrait venir en aide à l’Émirat. D’après mes renseignements, le Majlis abriterait certains documents anciens, qu’un diplomate du palais aurait déposés ici, il y a une vingtaine d’années.
— Un diplomate, vous dites ?

Lamia paraissait intriguée. Nadir se demandait si elle était au moins au courant d’une section de la bibliothèque réservée aux archives officielles ?

Du peu de temps passé en sa compagnie, et à la manière de présenter le Majlis et ses différentes sections, il voyait bien que Lamia était une personne méthodique et organisée ; comment aurait-elle pu passer deux ans ici sans se rendre compte de l’existence d’une telle section ?

Ou alors, pensa Nadir avec inquiétude, se pourrait-il qu’il vienne trop tard ?

— Désolé Wali, cela ne me dit rien du tout.

Nadir soupira et ferma les yeux. Il était peut-être trop tard, effectivement.

— Mais, reprit Lamia, il est possible que le document que vous recherchez soit parmi les « inclassables ».
— Les « inclassables », vous dites ?
— Oui, c’est une expression que j’utilise pour tous les documents que je n’arrive pas à déchiffrer, malgré tous mes efforts. J’arrive à déchiffrer bon nombre de textes écrits dans bon nombre de langues étrangères, mais certains documents sont tellement illisibles, usés par le temps ou dans une langue tellement obscure, que je ne sais quoi en faire. Je les ai rassemblés dans plusieurs coffres, ici dans cette salle.

C’était peut-être ça, se dit Nadir, reprenant espoir. Que lui avait dit son père déjà ? « Un traité que seul l’ennemi pourra reconnaître. » Peut-être que les tribus de l’ouest parlaient et écrivaient dans un langage codé, indéchiffrable, surtout pour ce genre de document. C’était même plus que probable, après tout.

— Pourrais-je les consulter, Lalla Lamia ? Je pense qu’il s’agit d’un bon point de départ pour mes recherches.
— Je vous en prie Wali, faites donc. Je vous demanderai simplement de prendre garde à certains parchemins, qui peuvent être très délicats à ouvrir. Si vous avez besoin de moi pour certains parchemins, je me trouverai dans l’allée centrale.
— Merci à vous.

Sur ces mots, Lamia sortit de la salle, laissant seuls Nadir et Jamal. Ce dernier consultait toujours d’un air distrait le parchemin à l’autre bout de la salle.

« Se pourrait-il qu’il ne surveille pas seulement le bien-être de sa demi-sœur, mais aussi ce que je recherche ? » se demanda Nadir.

Pour l’instant, aucune raison de s’en soucier. Lui-même ne savait à quoi ressemblait le document qu’il cherchait, mis à part un signe distinctif dont il avait la seule connaissance : un croissant lunaire entouré de douze étoiles à cinq branches. Il devra juste se montrer prudent à ne pas se montrer trop intéressé par un document, si celui-ci portait effectivement la marque distinctive.

Il ouvrit un premier coffre, parmi ceux que lui avait indiqués Lamia. Plusieurs parchemins, parfaitement enroulés et disposés dans le coffre, attendaient d’être étudiés. Certains étaient dans un état préoccupant, mais on voyait bien que Lamia avait fait de son mieux pour les conserver dans de bonnes conditions.

Il laissa le premier coffre ouvert, et en ouvrit un deuxième. Beaucoup plus rempli de parchemins celui-là. Les coffres étant de belle taille tous les deux. Il commençait à se faire une idée plus précise de l’ampleur de sa tâche. Et c’était sans compter les étagères non encore classées dans l’allée centrale.

Nadir entreprit de sortir plusieurs parchemins, et les disposer sur une petite table d’étude. Il s’installa sur un coussin au sol, et commença à les dérouler délicatement. Il commença par ceux qui étaient dans le meilleur état.

Le premier était dans un dialecte arabe de l’extrême sud, très ancien, qui était probablement inconnu de Lamia. C’était logique : il n’y avait qu’à Qurtuba qu’on enseignait les dialectes arabes anciens, et seulement aux membres du palais. Il était interdit au peuple de les étudier depuis la grande réforme de la langue pour unifier l’Émirat, il y a de cela deux siècles environ. D’après ses connaissances, qui remontaient à ses années d’études, il crut comprendre que le texte était un traité de philosophie. Aucun signe distinctif n’était cependant présent sur le parchemin.

Il en ouvrit un second, en écriture cunéiforme. Ce pouvait être du code, mais le texte était extrêmement court, et aucun signe distinctif non plus. Un troisième était un simple traité de botanique, d’après les illustrations qui y figuraient, mais très usé. Pas de signe.

Durant toute la matinée, et jusqu’à ce que le soleil soit à son zénith, Nadir tenta de déceler le signe sur les dizaines de parchemins qu’il ouvrit. Plusieurs étaient tout simplement illisibles, comme l’avait annoncé Lamia. D’autres étaient écrits dans des langues inconnues du Wali, mais que Lamia devait peut-être connaître.

Il crut déceler, d’après certaines illustrations et les quelques mots qu’il réussit à déchiffrer, plusieurs traités de médecine et de philosophie, un texte sur les mathématiques, d’autres sur l’astronomie, et plusieurs textes religieux. Aucun d’entre eux ne portait le signe qu’il recherchait.

Nadir s’apprêta à prendre un nouveau rouleau, puis laissa tomber. Trop de parchemins lus pour aujourd’hui, et il n’avait même pas terminé le premier coffre. Il devait s’habituer à en lire beaucoup plus par jour : plus vite il trouverait ce qu’il cherchait, et plus vite il pourrait envoyer le précieux document à son père, et profiter de son séjour un peu plus libre d’esprit.

Il se leva, et sortit vers l’allée centrale, puis vers la cour. Il remarqua à peine que Jamal était depuis longtemps parti de la salle d’étude.

Le soleil était maintenant à son zénith, mais une ombre bienvenue dominait sur le dallage de la cour centrale. La senteur délicieuse de la cour persistait, malgré son atténuation. Il s’étira longuement, sans se rendre compte que Lamia était assise sur l’un des deux bancs qu’il aperçut tout à l’heure. À sa vue, il arrêta net ses mouvements pour prendre une posture plus élégante, mais il semblait que Lamia ne l’ait même pas remarqué, plongée dans l’étude d’un parchemin.

Il se dirigea vers la gardienne du Majlis lentement, tout en faisant mine d’admirer les arbres fruitiers, dont les bigarades étaient mûres. Il s’assit sur le deuxième banc, tout en prenant garde à ne pas déranger son hôtesse. Il garda le silence un moment, admirant l’endroit où il était, en appréciant le son cristallin de l’eau claire.

Après une hésitation de quelques instants, il prit la parole.

— Ma foi, il est bien agréable de profiter de l’air pur de ce jardin, après avoir respiré toute cette poussière.

Sans lever la tête du parchemin qu’elle étudiait, elle approuva de la tête. Nadir se dit que sa phrase était parfaitement ridicule pour amorcer une conversation. Il continua :

— J’ai exploré les parchemins que vous m’avez indiqués. Aucun document ne m’a paru correspondre à ce que je cherche. Il semble bel et bien que la tâche s’annonce fastidieuse.
— Ah Wali, il faut apprendre à aimer les parchemins pour qu’ils vous livrent leurs secrets !

Elle leva enfin la tête. Nadir approuva d’un hochement de tête.

— Effectivement, vous avez sûrement appris à les aimer depuis tout ce temps, Lalla Lamia. Comment faites-vous pour ne pas vous lasser ?
— Chaque parchemin est unique, Wali. Pensez à celui qui a pris le temps de noircir le parchemin, afin d’y laisser sa science durement acquise, ses réflexions les plus secrètes, ses sentiments inavoués, ses rêves, ses espoirs. Comment ne pas aimer ces témoignages de ce que l’humain a de plus beau ?

Nadir esquissa un léger sourire.

— Effectivement, vu comme ça… Pourtant tous les parchemins ne se valent pas, certains n’ont pas d’utilité réelle. Ils ne reflètent parfois que la vanité de leur auteur, qui pense que ce qu’il a à écrire a plus de valeur que ceux qui l’ont précédé.

Lamia souleva un sourcil d’étonnement.
— Vous pensez vraiment ça, Wali ?
— Bien sûr ! Vous ne pouvez pas croire que tous ceux qui se pensent poètes nés, ou érudits, le sont réellement ? La vanité fait partie de l’âme humaine.
— Pourtant, n’est-ce pas de la vanité de penser que certaines voix sont inutiles d’être couchées sur un parchemin ? répondit Lamia d’un ton légèrement offensé.

Nadir tourna la tête vers Lamia, plus amusé qu’outré. Elle avait du répondant et un sens de la formule, cela ne faisait aucun doute. Que disait-on déjà, que la lecture affûtait l’esprit aussi bien que la pierre affûte l’épée ?

Il lui semblait qu’elle se rendait compte d’avoir exprimé ses pensées de manière trop brute. Elle baissa les yeux vers son parchemin, comme gênée. Comme pour adoucir son propos, tout en essayant de l’étayer, elle ajouta :

— Tenez Wali, lisez ce parchemin que j’étudie depuis ce matin. Il vient d’un vieux poète qui a vécu dans l’ancienne capitale du Califat de Qamar, avant la réunification. De ce qu’on sait de lui, il a préféré vivre dans la solitude, sans fonder de famille. Il a attendu d’avoir un certain âge pour écrire ces poèmes, sur ce parchemin, en espérant que quelqu’un puisse comprendre ses doutes et ses espoirs perdus.

Nadir était intrigué, mais sans plus. De ses premières années de formation au palais, il s’était épris de poésie, mais son père lui avait indiqué que c’était une pure perte de temps, et que seuls les traités d’histoire, de philosophie politique, de théologie ou de sciences pures étaient dignes d’intérêt. Il avait bien essayé de protester, mais la parole de son père ne souffrait pas la contradiction. Il était destiné à régner, et il devait être fin prêt, sans perdre de temps à rêvasser.

Curieusement, il n’a plus songé à relire de la poésie depuis. Pourquoi ne pas s’y remettre maintenant ? C’était l’occasion idéale.

— Lalla Lamia, vous avez piqué ma curiosité. Je le lirai avec plaisir.

Lamia était visiblement contente que le Wali soit aussi compréhensif. D’autres nobles de la cour n’auraient pas hésité à la réprimander, mais Nadir voyait bien que la gardienne était une femme passionnée. Il abaissa le regard vers le parchemin, et commença la lecture du premier poème :

À travers la nuit sombre
Vint le cavalier impétueux
Sa promise n’était qu’une ombre
Mais entre la terre et les cieux
Il la cherchait, sans perdre espoir
Car il sut que, sans son amour
Peu lui importaient l’or et la gloire
Peu lui importait le restant des jours

Elle serait bientôt sienne, c’était écrit
Elle l’attendait, au cœur de la nuit
Pourrait-il seulement s’en apercevoir
Avant la venue des jours noirs ?
Lorsqu’il n’y aura ni devoirs ni sentiments
Juste le silence du regret éternel
De la voir l’attendre au firmament
En patientant sous la terre cruelle.

Une fois la lecture du poème terminée, Nadir le relut une nouvelle fois, en prenant le temps de déchiffrer chaque mot, chaque trace d’encre tracée. Il lui semblait que chaque ligne se gravait lentement dans sa rétine, enflammant son esprit.

Quelques minutes passèrent, dans un silence d’or, sans que Nadir ne s’en rende compte. Ses mains étaient figées sur le parchemin, et sa respiration s’était ralentie, presque coupée. Il relut au moins trois fois le poème, sans savoir quoi dire.

— Alors qu’en pensez-vous Wali ? Ces mots sont dignes de figurer sur un parchemin ?

Nadir cligna des yeux, comme surpris dans un songe éveillé. Il se tourna vers son interlocutrice.

— Comment ?
— Le poème. Était-il digne de figurer sur ce parchemin ? Valait-il sa dépense en encre ?
— Je…

Nadir regardait Lamia comme si c’était la première fois qu’il lui parlait. Il ne put rien répondre, les mots restaient bloqués dans sa gorge. Le regard du Wali se perdait dans les yeux de Lamia, sans se rendre compte qu’il frôlait la désinvolture en agissant ainsi. Pourtant, Lamia maintenait son regard.