Nadir retrouva le Cheikh Faris à la limite de la ville, sur sa frontière ouest.
— Que la paix soit sur vous, Cheikh Faris.
— Et sur vous, Wali. Merci de vous être levé de bonne heure, la route est plus agréable à cette heure de la journée.
Ils prirent tous les deux la route, en direction de l’ouest. D’après le Cheikh, le Majlis se trouvait à un petit quart d’heure de route, en longeant la grande palmeraie bordant la ville.
— Vous voyez cette immense palmeraie, Wali ? Elle nous appartient, les Ibnou Saïd. Nous contrôlons toute l’activité agricole de Hiwar. J’aimerais vous inviter à la visiter à l’occasion, Wali. D’ailleurs, je pense que vous voudrez découvrir toutes les infrastructures de la ville.
— Effectivement, Cheikh, les dirigeants de l’Émirat se font trop rares à Hiwar pour ne pas en profiter et vérifier à quel point la ville s’est développée. Mon père a beaucoup investi dans cette ville pour la faire renaître de ses cendres. Mais vous comprendrez que je dois également visiter les possessions de la tribu dont vous m’avez parlé hier, lors de la réception.
— Les possessions des Ibnou Bir ? Oui, pourquoi pas, Wali, mais ils ne possèdent que les mines de cuivre au sud, et il n’y a là rien de bien…
— Quand bien même, Cheikh Faris, le coupa gentiment Nadir, je dois remplir mes devoirs envers l’Émirat, comme nous tous, et je dois voir par moi-même. Mais ne vous inquiétez pas, j’ai pris bonne note de vos conseils sur les Ibnou Bir, et je vous en remercie.
— Mais je vous en prie. À présent, veuillez me suivre sur le sentier.
Cheikh Faris semblait légèrement déçu, mais il ne pouvait répliquer. La démonstration de Nadir était implacable, et Nadir n’était pas peu fier de marquer le ton de la conversation. Il n’allait pas se laisser dicter la marche à suivre, quand bien même il devait prendre garde à ne pas offenser son compagnon de route.
Ils continuèrent sur le sentier vers le Majlis presque dans un silence absolu. Nadir en profita pour observer le paysage pittoresque. La ville de Hiwar paraissait bien verte, avec ses palmiers, ses jardins et ses oasis, mais il suffisait de s’aventurer un peu en dehors vers l’ouest pour y trouver une certaine désolation. La route qu’il avait prise pour venir à Hiwar, celle du sud, était bien plus verdoyante.
Ses pensées revinrent vers Lamia, la mystérieuse femme. Pourquoi s’était-elle calfeutrée dans un Majlis aussi isolé ? N’avait-elle pas peur, seule, loin de la sécurité de la ville, loin de sa tribu ? L’avait-on chassée à dessein ? Était-ce une punition pour une grave faute qu’elle aurait commise ? Aurait-elle compromis l’honneur de ses proches, au point de la cacher à la vue des mortels ?
— Wali, vous paraissez bien soucieux, si vous me permettez cette remarque.
La question l’arracha de ces vaines interrogations, qui trouveraient peut-être une réponse sous peu.
— Rien de bien inquiétant, cher Cheikh, je me disais juste que le lieu était bien isolé pour votre nièce.
Faris sourit.
— Pas si seule que ça. Croyez-moi, elle est on ne peut plus en sécurité. Et puis d’ailleurs, absolument personne n’oserait s’en prendre à elle. Elle reste une femme des Ibnou Saïd, et personne ne s’attaque à nos femmes. Personne.
Nadir sentit une grande fierté dans la voix du Cheikh, à peine atténuée par ce qu’il fallait de retenue. La tribu des Ibnou Saïd était visiblement puissante, ou du moins c’était l’idée que le Cheikh s’en faisait. Nadir aurait tout le temps d’apprécier les jeux de pouvoir de la ville. D’ailleurs, c’était aussi dans sa mission, non ? Son père avait été on ne peut plus clair.
Quand bien même, miser la sécurité de cette femme sur la seule renommée de la tribu dont elle était issue ? Quelle inconscience !
Sur ces questionnements, le Majlis apparaissait enfin à l’horizon. La route était bien plus courte qu’il ne l’avait imaginé. C’était heureux, sa mission impliquait de rendre souvent visite au Majlis, et il ne se voyait pas perdre un temps précieux sur la route.
Ils continuèrent le reste du sentier dans un silence absolu, mis à part le souffle chaud du vent du sud, et les piaillements d’oiseaux au loin. Quelques palmiers dattiers étaient parsemés ici et là, comme pour défier cette quasi-désolation.
Nadir arriva enfin au pied du Majlis. Grande bâtisse, presque aussi grande que la Kasbah, mais bien plus large. Elle était toutefois moins majestueuse. Elle devait être autrefois bien plus resplendissante, comme en témoignaient les motifs creusés usés par l’âge et les intempéries.
— Oui, je sais, elle ne paye pas de mine comme ça, cette vieille bibliothèque, mais elle est aussi solide qu’un roc ! Et attendez de voir l’intérieur !
Il regrettait que l’on lise ses pensées avec autant de facilité. Nadir se promit de mieux cacher ses interrogations, cela pouvait lui causer du tort.
Les deux hommes descendirent de cheval. La porte du Majlis s’ouvrit, et Nadir s’étonna de voir un homme venir à leur rencontre.
— Comment, Lalla Lamia n’est pas seule finalement ? Qui est-ce ?
— Vous ne croyez tout de même pas que j’allais laisser ma nièce toute seule à cette distance de la ville. Être conscient de la réputation de ma tribu est une chose, faire preuve de prudence en est une autre.
L’homme vint à la rencontre du Wali et du Cheikh. De grande taille, quoique moins grand que le Wali, il avait l’air aguerri et bien bâti. Il était également d’un certain âge, au moins dans sa quarantaine. Sûrement un ancien soldat des troupes de l’Émirat, ou un mercenaire, pensa Nadir.
— Mes respects, Wali Nadir, je me fais une joie de vous rencontrer !
— Mes respects également, à qui ai-je l’honneur ?
Le Cheikh Faris prit la parole.
— Wali, voici le Cheikh Jamal, le demi-frère de Lamia. Je lui ai demandé de veiller sur sa demi-sœur, et j’ai choisi pour sa sécurité l’un des meilleurs guerriers de ma tribu. Vous savez qu’il a servi quelques années dans les armées de l’Émir ?
Nadir avait deviné juste.
— Vous m’honorez, mon oncle. Effectivement, j’ai servi quelques années dans l’armée de votre père, Wali, lors de la guerre contre les Royaumes du Nord, reprit Jamal à l’adresse de Nadir.
— Une victoire éclatante, n’est-ce pas ? Merci d’avoir contribué à ces grandes batailles, l’Émirat vous en est reconnaissant.
— Je n’ai fait que mon devoir, répondit avec un léger sourire Jamal. Et l’Émirat a bien récompensé notre ville pour la vaillance de ses fils. Permettez-moi à présent de vous inviter à me suivre, Lamia attend votre venue avec impatience.
Nadir et le Cheikh Faris traversèrent la porte du Majlis, puis suivirent un long couloir, les amenant tout droit dans une cour intérieure circulaire. Nadir n’en croyait pas ses yeux. Faris ne lui avait pas menti.
Le jasmin régnait en maître ici. Il grimpait aux murs ornés de zellige bleu profond et vert de jade, et tombait en cascades sur les bigaradiers plantés en cercle à proximité des murs de la cour. Au centre se trouvait une fontaine en roche claire, polie par le temps, d’où l’eau jaillissait en filets limpides, pour s’écouler dans un large bassin finement sculpté. Quel contraste avec l’allure extérieure du Majlis !
Deux bancs en pierre, décorés sur le flanc par un zellige blanc avec des motifs d’étoiles à huit branches, étaient disposés côte à côte, chacun entre deux bigaradiers.
Ce qui marquait le plus Nadir, c’était le parfum de la cour. En cette petite matinée, le mélange des odeurs de jasmin épanoui et des feuilles de bigaradier donnait une senteur unique. On souhaiterait presque ne respirer que cet air pour le restant de ses jours.
Finalement, elle n’était pas dans un cadre désagréable, pensa Nadir.
Lamia fit son apparition de l’autre côté de la cour, en tenant une liasse de parchemins en main. Elle s’approcha des trois hommes. Nadir remarqua encore ce léger boitement. Sa vision ne l’avait pas trahi hier, malgré la relative pénombre du couloir de la Kasbah. S’était-elle blessée ?
Il vit également qu’elle portait le même voile qu’hier, un voile blanc très simple, bien modeste pour une femme noble. Sa robe était changée, elle avait dû être pressée par son oncle hier de vêtir une bien plus belle robe à la soirée.
— Que la paix soit sur vous. Salutations à vous, oncle Faris, et bienvenue au Majlis, Wali Nadir. Je m’excuse encore d’avoir reporté notre entretien d’hier soir.
— Il n’y a vraiment pas de mal, répondit Nadir avec un sourire. Comment va la dame que vous soigniez hier ?
Lalla Lamia sourit.
— Très bien, merci à vous de le demander. Je pense qu’il s’agit seulement d’un mal passager, je lui ai conseillé de se procurer certaines herbes au marché. J’espère que tout ira bien.
— Seriez-vous également herboriste ? Ou guérisseuse ?
— Non, rien de tout cela, Wali, répondit Lamia en riant franchement. Mais vous conviendrez qu’à force de lire des parchemins de diverses sortes, on acquiert certaines connaissances dans bon nombre de domaines.
— Bien, Wali, je vous laisse à présent en bonne compagnie, certaines affaires pressantes requièrent mon attention en ville, continua Faris.
— Merci de m’avoir conduit jusqu’ici, Cheikh, dit Nadir en serrant la main de Faris. Nous aurons l’occasion de nous revoir bientôt, lors des visites officielles dans la palmeraie.
— Je vous y attendrai avec impatience. Profitez de votre visite.
Cheikh Faris salua ses neveux, et reprit la route. Nadir se trouvait maintenant seul en compagnie de Lamia et Nadir.
— Je suis heureux de voir que quelqu’un veille à votre sécurité, Lalla Lamia, reprit Nadir. Lorsque l’on m’a dit que vous gériez seule le Majlis, je me suis inquiété.
— Pourquoi cela ? Ai-je l’air si frêle que ça, cher Wali ?
— Non, pas du tout voyons ! C’est juste que…
— Je plaisante. Ne vous inquiétez pas, Wali, Jamal veille à ma sécurité ici, et il n’y a personne qui puisse m’approcher sans risquer sa tête.
Jamal secouait la tête avec un sourire en coin, face à l’espièglerie de sa sœur. Pour la deuxième fois depuis son arrivée à Hiwar, il était embarrassé devant Lalla Lamia, ce qui amusait apparemment beaucoup la gardienne du Majlis.
— Il n’y a pas vraiment de danger dans les environs, Wali Nadir, reprit Jamal. Mais quand bien même un individu s’approcherait du Majlis sans autorisation pour s’en prendre à Lamia… Disons que mon épée en a vu d’autres !
— J’imagine bien, répondit Nadir avec amusement. Je m’inquiète beaucoup moins pour votre sécurité du coup maintenant, Lalla Lamia !
— C’est tout à votre honneur d’avoir de si nobles pensées, Wali, répondit Jamal.
La présence de Jamal facilitait beaucoup les choses. Depuis la soirée d’hier, Nadir se demandait comment il parviendrait à rester au Majlis, sans être inconvenant vis-à-vis de Lalla Lamia. Il ne pouvait pas décemment rester seul avec cette femme, et il ne se voyait pas demander au Cheikh Faris de l’accompagner chaque jour au Majlis, encore moins rester avec eux durant toute la durée de ses recherches. Avec son demi-frère qui assurait sa sécurité permanente, c’était chose réglée.
— Si vous voulez bien me suivre, Wali, je vais vous présenter l’ensemble de la bibliothèque.
Lalla Lamia traversa de nouveau la cour, et s’engouffra dans la grande allée circulaire entourant la cour, Nadir la suivant de près. Jamal les suivait de loin, à une distance respectueuse, mais sans perdre de vue sa sœur.
Nadir découvrit une grande allée circulaire, entourant la cour intérieure, au sein de laquelle d’immenses bibliothèques étaient adossées à la face interne du mur extérieur du Majlis. Chaque bibliothèque comprenait une quantité impressionnante de parchemins roulés, contenus dans des cases en bois. Une échelle était également fournie pour chaque bibliothèque.
Des bancs en bois sculpté étaient également disposés contre les pans de mur entourant chaque sortie vers la cour intérieure. Nadir ne pouvait se résoudre à croire qu’un tel endroit était déserté. C’était un cadre idéal pour acquérir des connaissances. La mode n’était plus à l’étude de la science et de la culture, hélas, mais à l’accumulation des richesses, regretta Nadir.
— Eh bien, Wali, vous ne me suivez plus ?
Nadir se rendit compte que Lamia le distançait, et qu’il s’était arrêté sans s’en rendre compte.
— J’arrive, Lalla Lamia. Mon esprit s’est perdu dans la contemplation.
— Je vous comprends, cela m’a fait la même chose lors de ma venue ici. Comme vous le voyez, la structure est très simple : tous les parchemins sont contenus dans ces étagères, qui siègent dans l’allée circulaire. Quoi que vous cherchiez, la chose se trouve dans cette allée, si elle existe.
— J’ai bien espoir qu’elle existe, mes renseignements sont assez sûrs, mais il va me falloir beaucoup de temps pour venir à bout de mes recherches, je pense, dit Nadir en soupirant.
— C’est vrai que cela semble impressionnant, Wali, mais je vous aiderai au mieux de mes capacités. Il reste encore des étagères que je n’ai pas classées, et cela fait presque deux ans que je vis ici quasiment sans discontinuer, mais comme vous le voyez, la tâche est colossale.
— Effectivement, répondit Nadir en parcourant l’allée des yeux.
— Surtout pour une personne aussi frêle et boiteuse que moi, n’est-ce pas ?
Nadir se retourna vivement vers Lalla Lamia, le visage presque empourpré, mais celle-ci fit demi-tour pour continuer sa visite guidée du reste du Majlis à Nadir. Il crut percevoir un large sourire juste avant qu’elle ne se retourne.